Est-il bien raisonnable d’être raisonnable ?
Il y a des papiers difficiles à commencer. Celui-ci est l’un d’entre eux. Parce qu’avant de s’attaquer au problème, à savoir la quête frénétique d’ennui vestimentaire masculin entamée par Marc Beaugé dans M, le magazine du Monde, il va bien falloir avouer qu’il nous a fait rire. Souvent, et beaucoup. Car si la chronique a fini par lasser, l’intention était louable et l’écriture excellente. Interrogeant semaine après semaine le bon gout commun, Marc Beaugé rappelait ainsi quelques règles essentielles de l’élégance, d’une façon moins empesée que dans les livres de savoir-vivre de la maison Mame qui ornait autrefois les étagères des demeures bourgeoises. « Est-ce bien raisonnable de porter un tee-shirt sous sa chemise ? » demandait-il ainsi dans une adresse primesautière au lecteur, à moins qu’il ne dialogue directement avec les mânes de la mode. Est-il judicieux de « relever le col de son polo ? » ajoutait-il encore, avant de poursuivre son propos, et d’attaquer semaine après semaine le combo baskets-costume, le pull sans manches ou la chemisette… C’était délicieux, et les bourgeois riaient gentiment de voir dénoncer les travers prolétaires de leurs employés. La série commençait à plaire aux lecteurs du Figaro. Marc Beaugé a du s’en rendre compte.
Est-ce donc pour couper court à l’ironie grinçante élitiste que le journaliste commença dès lors à s’attaquer aussi aux oripeaux rupins ? Il y a des coïncidences qui ne trompent pas. La première victime fut le mocassin à glands, sacrifié une semaine avant la chemise brodée à initiales, et deux semaines après le pull porté sur les épaules… En moins d’un mois, Beaugé avait rayé de la carte stylistique toute l’ile de Ré, après s’être acharné sur la portion couvrant toute la distance avec Paris durant de longs mois. C’était de bonne guerre. Mais bientôt, emportée dans son élan, la chronique s’attaqua au port des bretelles, puis à celui du nœud papillon. Il fallut se rendre à l’évidence : de l’utile, on était passé au péremptoire.
Dernière victime en date : le pantalon de couleur vive. C’en est trop. Sans même aborder le fait, pourtant non négligeable, que l’auteur de ces lignes porte de façon régulière des pièces vertes, orange ou rouge sans susciter les quolibets des passants, il est temps de s’interroger : que cherche donc Marc Beaugé ? Ne sera-t-il heureux que lorsque Paris sera rempli d’hommes portant sagement un jean, une chemise blanche et un pull bleu ? Souhaite-t-il voir les immeubles de bureaux débordés de messieurs en costume bleu sombre, rétifs à toute fantaisie hormis peut-être une dérogation pour la cravate en tricot les jours de fête ?
En reprenant la liste intégrale des interdictions vestimentaires décrétées par Marc Beaugé, plus sibylline encore que la cacherout d’un Beth Din Harédim, on arrive à l’idéal suivant : un homme n’est pas censé faire pendre sa chemise, doit éviter de se vêtir entièrement de jean, et ne peut porter un sac au coude ou une cravate fine. Il lui est conseillé de ne pas s’habiller tout le temps pareil, ni d’arborer des chaussettes noires, un jean artificiellement usé ou un col roulé. Pas de grand jeu pour le réveillon, ni de bonnet ou de gel dans les cheveux. Porter une écharpe extra-longue lui est interdit, tout comme cumuler barbe mèche et lunettes, arborer un pull noué sur les épaules ou bien porter du noir en été… Il doit cesser de porter des mocassins à glands, des chemises brodées à ses initiales, des jeans blancs, une petite veste en cuir. Proscris aussi les bijoux autour du cou, l’association lunettes de soleil et chapeau, ou les foulards. Pas plus de pitié pour la marinière, les caleçons autres que moulants, la moustache, les bretelles, le tee-shirt à message, le pull sous la veste, l’écharpe rouge, le treillis, le costume beige, le nœud papillon, et les pantalons de couleur. La liste n’est pas exhaustive, mais déjà suffisamment significative…
Pourquoi tant de haine ? Après tout, une rapide recherche sur Google suffit pour se rappeler que le journaliste fait partie des fondateurs des casquettes Larose, tout à fait sympathiques par ailleurs, mais dont les choix de tissu parfois très originaux feraient passer n’importe quel porteur de pantalon jaune pour un classique absolu. Difficile donc de comprendre donc pourquoi le même homme irait ensuite se faire inlassablement le Torquemada des élégances. En fait, on soupçonne secrètement Marc Beaugé de s’être laissé emporter par son sujet… Pas si facile de trouver l’inspiration semaine après semaine dans le cadre d’une même série.
Quelques conseils donc pour les prochains épisodes. Si Winston Churchill n’a pas paru assez élégant pour épargner le nœud papillon, aucune raison donc pour que la mémoire de Serge Gainsbourg sauve les souliers blancs. A la poubelle les Repetto ! Puisqu’Edouard VII ne semble pas protéger les bretelles de sa figure tutélaire, qu’on achève alors aussi les chaussettes rouges de chez Gammarelli, et tant pis pour Mastroianni. Fini les mollets vifs ! Si enfin même le souvenir de Philippe Noiret, pourtant cité par Marc Beaugé au moment de porter le coup fatal, n’a pu sauver le pantalon de couleur, enterrons aussi le chapeau en feutre, et la cohorte d’élégants l’ayant porté depuis deux siècles. La flamboyance, l’originalité ou même le raffinement semblent être destinés pour le Monde à rejoindre les livres d’histoire, triste symptôme d’une époque pas très rigolote.
Car enfin, en matière d’élégance, s’il est toujours bon de s’abstenir d’aller trop loin, et de sombrer dans le dandysme, ou pire, dans la loufoquerie, force est de reconnaitre une prime à l’originalité. Dans une de ses chroniques, Marc Beaugé déconseille formellement de s’habiller tout le temps de la même façon. Le conseil est certes censé, mais il est plus triste encore de s’habiller comme les autres. C’est pourtant le risque encouru en suivant de trop près ses conseils. Mais après tout, rien ne nous oblige à le faire. Les pieds sur le bureau, un nœud papillon autour du cou et un verre de rosé à la main, posons-nous donc une question, la seule peut être qui vaille : Est-ce bien raisonnable d’être raisonnable ?
Valentin Goux
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